Lorsque Gianluca est retrouvé, la seconde partie commence, récit mené par la voix off de celui-ci de son passé en Afrique avec Aurora. Plus une parole ne sera prononcée in, dans le champ : les sons d’ambiance demeurent, bruits de la forêt, oiseaux, coups de feu, moteurs, chansons, mais aucun son ne sort lorsque les lèvres s’animent pour parler. En beau style épistolaire, Gianluca raconte ce qui arriva il y a quelque demi-siècle : ses antécédents de séducteur international, son association avec un prêtre défroqué reconverti chanteur de charme, sa rencontre avec Aurora, le mariage et la grossesse de celle-ci, leur amour clandestin, tout cela jusqu’à un terme dont il faut réserver la découverte à ceux qui verront le film à sa sortie en France, prévue pour la fin de l’année.
Tabou est en noir et blanc. La première partie a été tournée en 35 millimètres, la seconde en 16 . Puisque Miguel Gomes fait un détour, situant son prologue dans la jungle, revenant ensuite à Lisbonne pour partir enfin en Afrique, peut-être n’est-il pas mal de dire à notre tour les choses de manière un peu détournée.
Voici : il n’est pas excessif d’avancer que depuis un certain temps le cinéma « exigeant » se méfie comme de la peste des histoires, de la peinture des passions et du souffle des aventures – toujours plus de silence et de retrait, toujours moins de générosité et de sentiments... Pas hâtif non plus d’affirmer qu’il y a à cela quelque logique : les récits semblent avoir été confisqués par le cinéma de grande consommation, et les incursions récentes des auteurs dans le cinéma de genre ont rarement été couronnées de succès (esthétique aussi bien que public). De sorte qu’un jeune cinéaste a volontiers le réflexe de tourner le dos au récit pour tenir bon sur l’affirmation formelle et juste sur elle.
Gomes a compris cela mais il le refuse. Il refuse la division du cinéma. Il refuse cette impasse, la tautologie de l’« exigence » et de la « difficulté ». S’il croit à la vertu des détours, c’est qu’il est convaincu qu’une rencontre est encore possible entre le charme de la fable et la recherche formelle. Mieux : il juge cette rencontre vitale, car il y a en effet de la nécessité dans sa douceur, de l’urgence.
[…] Prenons le choix de narrer en seule voix off la partie africaine : cette audace libère l’image, en vérité, au lieu de l’amputer ; elle fait danser les arrière-plans visuels et les paysages sonores, les mimiques des amis et les animaux de la jungle ; elle installe cette sorte de flash-back à mi-distance du souvenir enfoui et de la retrouvaille inespérée ; elle dit à la fois l’éloignement et la proximité de ce paradis africain, avec ses cocktails au bord de la piscine et ses domestiques noirs, ses parties de chasse et ses parties de ping-pong, son exotisme à la fois intact et usé, ses excentriques fatigués de leur excentricité même...
Emmanuel Burdeau
Extrait d'un article publié sur médiapart le 19 février 2012