Vieilles affaires, dira-t-on : les rapports entre filmeur et filmé, l’image et ses limites logistiques, physiques, morales, etc. Certes. Mais le numérique les bouleverse, ces affaires, et d’autre part l’on commence à savoir qu’il est lui-même une histoire ancienne. Films trouvés à la décharge, pendant ou après la chute. Poèmes d’adieu à ce qui fut. Cinéma de part en part documentaire, direct, archiviste. Incrédible mais cru.
« Documenting… documenting. » C’est le credo de Hud, le jeune garçon requis à la dernière minute pour filmer en mini-DV ses copains faisant la fête et qui se retrouve à enregistrer la survenue d’un Godzilla s’apprêtant à raser New York. Hud est innocent, naïf, bien intentionné. Rien à voir avec la figure traditionnelle du vidéaste amateur ricanant, dont l’objectif est comme un trou de serrure, une lorgnette…
Bon copain : c’est la nouvelle identité du cinéma en caméra subjective. Qui aurait parié que la décennie 2000 verrait le retour et la réévaluation d’un genre aussi peu prisé, sinon à titre théorique, de La Dame au Lac (sur lequel Bazin écrivit) au Blair-Witch Project ? Pas moi. Les « films subjectifs » sont pourtant là, aussi nombreux que divers : Redacted, Diary of the Dead, [REC] et son remake américain Quarantaine, Grizzly Man et les vidéos posthumes de Timothy Treadwell… Hud enregistre en continu, il veut tout voir. Ses yeux sont plus gros que le ventre de la bête, et pourtant son appétit n’a aucun rapport avec la surveillance, le voyeurisme ou la manipulation. Le voyeurisme n’est plus un problème – plus le même, en tout cas – dès lors qu’il n’y a plus une caméra mais des milliers. Filmer n’est plus non-assister une personne en danger dès lors que la caméra est si légère qu’on peut filmer d’une même main et assister de l’autre : les modifications techniques sont aussi des modifications éthiques… La manipulation n’est plus davantage dans l’oeil du voyeur : elle est autour, dans le ballet de monstres et de soldats, d’immeubles pulvérisés et de poussières orchestré par le producteur J.J. Abrams et le cinéaste Matt Reeves (camarade de promotion, je le précise au passage, de Judd Apatow à USC). L’oeil qui nous menace serait dès lors plutôt l’oeil du cyclone, celui de la catastrophe elle-même où nous sommes emportés. L’oeil du monde, si vous voulez. Image inoubliable : la décapitation de la Statue de la Liberté, dont la tête roule entre les buildings pour s’arrêter à nos pieds et nous fixer encore, de son oeil à la fois énorme et amorphe. Que le cinéma aille à sa perte, c’est le seul cinéma. Nous n’avons pas oublié les mots que Marguerite Duras prononça il y a plus de trente ans (elle disait d’abord, ce qui est plus connu : que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique). Ils nous auront accompagnés pendant les années 2000, davantage que lors des précédentes.
Cloverfield rime avec le cinéma du 11 septembre, mais aussi avec The Dark Knight, et même avec Still Life ou à l’Ouest des rails : en Amérique comme en Asie, les monuments de la décennie furent des ruines. Ses événements eurent lieu dehors, sous le ciel. Terreur et désastres, fumée et décombres : c’est ainsi que la tyrannie du vrai a progressivement remplacé la litanie du faux. Ça y est, nous y sommes. La grande rhétorique documentaire du numérique, ces empires qui s’écroulent sous nos yeux et rien quepour nos yeux, ces films enterrés in extremis puis retrouvés dans un champ, des années après, tout cela nous a fait basculer dans la perte, plein champ. Mieux : c’est elle, la perte, qui va maintenant au cinéma. Qui le renverse et qui le relève. L’apocalypse c’est maintenant, et maintenant, et encore maintenant. Elle a eu lieu, elle continue, elle se répète. Les films seraient alors le dernier recours. Tout ce qu’il y a, tout ce qui demeure. Le dernier réel. Le dernier souvenir. Recueillir à l’avance la trace de désastres qui n’existent pas, mais qui existeront peut-être un jour – la fin de New York, par exemple –, ce pourrait être au fond cela : sauver la possibilité d’un passé. Voilà un programme d’avenir.