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Kelly Reichardt, par Todd Haynes

 
Kelly Reichardt
 
par Todd Haynes
 
 
 
  Kelly reichardt Todd Haynes  

 

 

J’ai rencontré Kelly Reichardt sur le tournage de mon film, Poison (1991). Elle était régisseuse et accessoiriste. Je la reverrai toujours avec la chef décoratrice Sarah Stollman : elles mettaient en place un tas de tubes dégoulinants et de béchers fumants pour le laboratoire de la partie « Horreur » du film. Depuis ce jour où elle m’a fait rire, nous sommes devenus amis. Avant de voir River of Grass il y a quatre ans, je n’imaginais pas qu’elle puisse devenir une grande réalisatrice. C’est un premier film étonnant. On y retrouve son humour sardonique et son sang froid espiègle. Les images et les histoires de River of Grass s’inspirent de son enfance assez sombre dans les banlieues de Floride. Contrairement à la plupart des films tirés d’une expérience personnelle, celui de Kelly rejette le sentimentalisme et le politiquement correct, souvent présents dans les drames à caractère de confession, surtout quand le personnage principal est une femme.
Ses personnages assaillis de toutes parts, sans but précis, donnent un nouveau sens au mot « anti-héros ». Elle s’est battue bec et ongles pour pouvoir faire son film, sans les atouts dont on dispose d’ordinaire pour une première réalisation : pas d’école de cinéma, pas de court-métrage en guise de carte de visite, pas d’argent, ni de pénis. La plupart des cinéastes hommes ne veulent pas reconnaître les avantages, même infimes, que donne le fait d’appartenir au genre masculin. Dans les marges les plus reculées du cinéma indépendant, en l’absence de l’effet dynamisant d’un cinéma expérimental autrefois actif, c’est un miracle d’avoir pu réaliser et distribuer un film comme River of Grass. Il faut saluer la persévérance et le courage de Kelly, comme la singularité et l’intelligence de son film. En cet après-midi d’automne 1995, au restaurant El Teddy, à Tribeca, j’ai beaucoup de questions à lui poser.

 

Comment décrirais-tu l’enfant que tu étais à l’école ? Et comment cette personne est-elle devenue réalisatrice ?
Ma mère travaillait à la brigade des stup’. Elle s’était séparée de mon père, qui était parti vivre à North Miami avec quatre autres flics divorcés.

 

Dans River of Grass, la carrière des policiers stagne. Jamais on ne se dit qu’ils font ce métier par vocation.
Le personnage de Ryder s’est retrouvé à faire ce travail par hasard. Mon père et ses amis étaient techniciens de scènes de crime, ceux qui débarquent quand tout est terminé. Leur rôle était de résoudre des énigmes plus que de faire la loi. Ça, c’était le job de ma mère.

 

Quand as-tu commencé à faire de la photo ?
A l’école puis au collège, j’empruntais l’appareil photo que mon père utilisait sur les scènes de crimes. Au collège, j’ai suivi des cours à la Bob Rich School of Photography, située sur l’avenue West Dixie. Aujourd’hui, c’est devenu le plus grand magasin de films porno de Miami.

 

Tu as donc grandi au milieu des photos de scènes de crime ?
Oui. Nous avons des catalogues entiers à la maison. Le bureau du film ressemble à celui où j’allais quand j’étais petite. Au moment du tournage, mon père a rapporté toutes ses archives de travail. C’est lui qui a aidé notre directeur artistique, Dave Doernberg, à recréer le vieux bureau.

 

 

                             Du soleil pour les gueux                             

 

 

Quand as-tu commencé à tourner des films en Super-8 ?
J’ai fini par m’inscrire aux Beaux-Arts de Boston, la School of the Museum of Fine Arts. Un petit atelier – on ne peut pas vraiment parler de « département » – réunissait une dizaine d’étudiants, qui réalisaient des films non narratifs en Super 8. C’est là que j’ai tourné une trilogie de road movies.

 

A quel moment l’idée de River of Grass est-elle née ?
J’ai réalisé un clip pour Helmet avec Jesse Hartman [producteur de River of Grass, NDLR]. Pendant le tournage, Jesse n’arrêtait pas de parler de son idée de scénario dont l’histoire se déroulerait à Miami. Il était obsédé par les Everglades depuis qu’il avait vu étant enfant un diaporama intitulé « River of Grass », qui est le nom indien de ce parc national. Pour moi, c’était plutôt : « N’importe où sauf là-bas ! » J’avais mis dix-neuf ans à quitter Miami : je n’avais aucune envie d’y retourner. Nous nous sommes pourtant installés un mois plus tard dans la maison de mon père, avec sa femme et ma petite sœur de douze ans. Nous passions nos journées à rouler en voiture, vers les Everglades et dans le comté de Broward. Nous nous sommes demandés si le personnage de rebelle solitaire typique des road movies pouvait encore exister dans les années 1990, quand même les Burger King ont pour slogan « Break the rules ».

 

Le film montre beaucoup de tentatives de défi avortées. Les personnages essaient d’enfreindre la loi, d’échapper à la justice, d’être recherchés, de vivre une histoire d’amour, de partir sur les routes, mais ils échouent toujours… As-tu pensé à d’autres road movies en préparant River of Grass ?
J’en ai vu beaucoup. Il y en a certains que j’adore, mais je n’avais pas envie de faire la même chose en moins bien. Je me souviens de conversations avec mon monteur, Larry Fessenden : nous passions des nuits en salle de montage à nous demander si nous n’étions pas en train de répéter, de commenter quelque chose qui avait déjà était fait.

 

C’est pourtant ce que tu fais, commenter le road movie. Tu te révoltes contre un genre qui traite de la révolte, en refusant d’utiliser les éléments qui le caractérisent traditionnellement, et qui font de Thelma et Louise un film si faible. Les tentatives des personnages sont empêchées par la vie qu’ils mènent, par leur sensation d’être dans les limbes. Tu « coupes l’herbe sous le pied » du road movie. J’aimerais parler de Cozy, le personnage central. C’est une femme courageuse, pas du tout sentimentale, distante et parfois impénétrable. Tu n’as pas peur parfois que le spectateur ne puisse pas s’identifier à elle ? D’où vient ce personnage ? Où as-tu déniché cette actrice époustouflante, Lisa Bowman ?
J’ai connu Lisa car elle était serveuse au Two Boots. J’aimais beaucoup ce qu’elle faisait en tant qu’artiste. Je lui avais dit que je recherchais quelqu’un comme elle pour mon film, mais en plus jeune. Elle m’avait apporté une photo d’elle prise quand elle avait dix-neuf ans. J’ai pensé : « C’est Cozy ». J’ai gardé la photo sur moi pendant un an. Un jour, en route pour aller trouver des acteurs dans des petites villes de Floride, je me suis dit que le personnage de Cozy aurait pu être plus vieux, plus proche de moi. J’avais 29 ans à l’époque. C’était plus facile de rendre compte de cet âge, et Lisa pouvait jouer le rôle.

 

Tu as pris un risque en présentant Cozy au moment où elle abandonne ses enfants. Procéder ainsi, dans un film traditionnel, rend difficile de faire naître la sympathie pour le personnage... Quelle était ta motivation ?
C’est en partie lié au fait qu’une de mes amies était enceinte. Elle avait peur de rejeter le bébé. Elle n’était pas certaine d’être prête à abandonner tout le reste. Mais dès qu’elle en parlait, on la faisait taire, comme si c’était un sacrilège d’avoir ce genre d’idées – « Bien sûr que tu seras heureuse de tout abandonner ! »

 

Tu aimes Cozy ?
Oui, je m’identifie totalement à elle. Nous étions toutes les deux en train d’essayer de nous frayer un chemin. J’avais écrit ce scénario, vécu avec, trouvé les fonds, mais sur le plateau, je devais défendre tous les jours ma place de réalisatrice. C’était la première fois que je me disais : « Oh, je comprends, c’est parce que je suis une femme ». J’ai dû me battre pour chaque plan. C’était épuisant et je n’y étais absolument pas préparée. Le film ne devait pas se terminer comme ça à l’origine. La fin actuelle découle directement de mon expérience sur le tournage. Cozy est celle qui incarne mes fantasmes, ce qui l’a fait passer de l’autre côté de toutes ces conneries – là où nous nous sommes d’ailleurs toutes les deux rendues compte qu’il y avait encore plus de conneries.

 

 

  Cosy  

 

 

Beaucoup de cinéastes qui essaient de s’autofinancer pensent qu’ils doivent créer un personnage aimable ou agréable pour pouvoir se défendre. Toi, tu as choisi de refuser cette tradition. C’est une attitude extrêmement courageuse et forte.
C’est une façon de laisser un peu les spectateurs tranquilles, surtout les femmes – montrer une femme dans un premier rôle avec un corps et un visage auxquels il est possible de se rattacher. La définition de ce qu’est une belle femme semble de plus en plus étroite.

 

Les commentaires de Cozy font avancer le film avec ironie et simplicité, sans jamais tomber dans la préciosité. Étaient-ils déjà dans le scénario original ?
Ils sont venus plus tard. Lisa ne pouvait manquer qu’une semaine de travail. J’ai su que ce ne serait pas assez quand nous étions encore à Miami. Je voulais intégrer une histoire dans la ville au début, mais sans savoir vraiment ce que j’allais faire. J’écrivais des choses, que je gardais avec ma voix et Larry complétait avec des films de son étagère – il en a fait tellement qu’il avait de quoi fournir pour tout ce que j’écrivais. A la fin, j’ai tout remplacé par des photos, mais la scène où ils se roulent des pelles dans la baignoire au début vient des vieux films Super 8 de Larry. Il s’est trouvé que la femme ressemblait à Cozy ! Nous avons tourné la scène de la hache à New York, dans l’appartement d’un ami.

 

J’aime que ce film ne montre pas ce que l’on associe d’ordinaire à la femme : la romance, le sentiment, le sexe. C’était volontaire ? Ou est-ci simplement parce que tu n’es pas attirée par les histoires de princesse ?
[Rires] J’avais prévu qu’à chaque moment où un personnage se confie ou révèle quelque chose de lui, personne ne l’écoute, ce qui a été utilisé pour les scènes plus sexuelles – les vrais moments d’intimité sont vécus solitairement.

 

La scène de la piscine est la seule exception. Le moment le plus sexuel du film est lorsqu’elle sort de la piscine entre les jambes de Lee et qu’ils se caressent. Ils tiennent le pistolet, et c’est bien sûr à ce moment que les choses tournent mal.
Dans cette scène, le véritable objet de désir est le pistolet – du moins pour Cozy.

 

Il apparaît clairement comme une figure narrative. On dirait presqu’il est entre guillemets, plus que dans les films de Tarantino, où il se fond dans le décor. Le style de  River of Grass  est détaché, ironique et élégant. Ce n’est pas un film réaliste. Est-ce une chose à laquelle tu réfléchis – le style contre le réalisme ? La notion de vérité fait-elle partie de tes motivations ?
J’aime les films réalistes – mais pas quand je finis par me demander ce que je suis venue faire au cinéma. Mes films préférés montrent des types normaux obsédés par des choses normales. Comme le vendeur de partitions dans Pennies From Heaven de Dennis Potter. Il s’échine à vouloir ouvrir un magasin de disques. On pense que cette boutique est son rêve ultime, mais à chaque fois qu’un disque passe, il se met à s’imaginer en leader du groupe. Je me demande comment je me retrouve à parler de Dennis Potter en réponse à une question sur le réalisme.

 

Ses films sont parfaitement artificiels.
C’est vrai. En termes de réalisme, mes films préférés sont ceux réalisés par Monte Hellman dans les années 1970. Il réussit à intégrer parfaitement les personnages dans leur environnement, comme dans  Cockfighter. J’ai essayé de faire la même chose avec River of Grass. Quand c’était possible, nous avons utilisé les personnes qui se trouvaient vraiment sur les lieux de tournage, comme les ouvriers à l’arrêt de bus ou le caissier de la supérette.

 

Le réalisme se retrouve également dans la façon de filmer. Les extérieurs sont tournés en plans larges, plats, frontaux. On a moins l’impression de regarder des scènes que des cartes postales, des photos de la vie dans les banlieues, des compositions magnifiques mais désolées et lointaines. Le spectateur est comme un observateur extérieur à cette vie, avec ses formes nettes et ses couleurs épurées caractéristiques des banlieues de Floride.
J’ai écrit sur les endroits que je connaissais le mieux.

 

Je sais que tu as dû affronter de nombreux problèmes financiers, logistiques et émotionnels pour faire ce film. Y a t-il une anecdote particulièrement horrible que tu aimerais raconter ?
Miami se vente d’être une ville accueillante pour le cinéma. Je ne doute pas qu’ils savent être très amicaux lorsqu’on s’appelle Sylvester Stallone, mais ils ne connaissent pas les films à petit budget. Nous étions en guerre permanente avec les flics. C’était assez ironique de tourner un film où les personnages sont en fuite alors que la police de Miami voulait tous les jours arrêter Lisa Bowman. Il faut dire qu’elle agitait son faux flingue sur les routes de Miami-Dade.

 

Combien de temps a duré le tournage ?
Dix-neuf jours. Le deuxième, ils ont arrêté notre éclairagiste et embarqué notre équipement.

 

Pourrais-tu décrire brièvement le magnifique scénario de ton nouveau projet ?
En un mot, c’est un autre film de flics.

 

Qui semble d’un style bien différent.
Il s’appelle The Royal Court. L’action se déroule dans un lieu unique, une grande résidence à Miami. Un détective spécialiste des homicides découvre en rentrant chez lui que son voisin s’est suicidé. Il finit par accueillir la veuve chez lui. C’est l’histoire vraie de la rencontre entre mon père et ma belle-mère.

 

Difficile d’améliorer les histoires avec lesquelles on a grandi.
Mon père dit toujours : « Tu ne pourrais pas trouver tes idées toute seule ? »

 

 

Traduit de l'américain par Pauline Soulat, avec l'aide de Charlotte Serrand.
Merci à Hala Dagher. Merci à Monica de la Torre et Charles Day de Bombsite magazine pour leur aimable autorisation à la reproduction.

 

Cet interview, Kelly Reichard, par Todd Haynes, a été commandé et publié en premier par BOMB Magazine, de BOMB 53/Fall 1995, p. 11–14.
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