Recherche

Looking for something ?

Entretien entre Kelly Reichardt et Gus Van Sant

 
 
 
Entretien entre Kelly Reichardt et Gus Van Sant
 
 
 
  Kelly Reichardt / Gus Van Sant  

 

 

 

Avant le tournage de La Dernière piste, la cinéaste américaine discutait avec Gus Van Sant de son travail sur Old Joy et Wendy et Lucy, de leur approche du nord-ouest américain, du financement de leurs films, du choix de leurs acteurs, de Todd Haynes, de Michelle Williams, d'enzymes et...de poubelles. Cette rencontre organisée par BOMB Magazine est pour la première fois traduite en français et a précédemment été publiée sur le site Accréds, partenaire du festival. 

 

 

  Old Joy  

 

 

Gus Van Sant : Tes deux derniers films se passent en Oregon.

Kelly Reichardt : Mes trois derniers. Avant Old Joy, j’ai fait un court, Then A Year. Je tourne dans cet état parce que c’est le décor des histoires de Jon Raymond [son coscénariste], à partir desquelles je travaille. Wendy et Lucy ne se passait pas forcément à Portland, juste dans une petite ville d’Oregon. Par contre, l’histoire d’Old Joy a été écrite spécifiquement sur les Bagby Hot Springs.

 

Je n’y suis jamais allé mais on m’en a beaucoup parlé. J’ai vu des sources chaudes dans le Nord-Ouest mais elles étaient artificielles.

J’en ai vu des artificielles la semaine dernière, à Fields, en Oregon. Elles sont en plein désert.

 

On dit que les sources chaudes contiennent une enzyme qui peut s’avérer dangereuse.

Je n’en ai jamais entendu parler, mais le garde forestier qui nous accompagnait sur le tournage d’Old Joy nous a raconté tout ce qu’il avait trouvé dans les bacs – un cadavre par exemple… et ce n’était pas le pire. Il nous a expliqué que la température était juste assez chaude pour maintenir en vie les bactéries.

 

Ces gardes forestiers voient beaucoup de choses.

Un tas de trucs, c’est certain.

 

Ils se retrouvent à démanteler des meth labs.

Pendant un moment, je voulais tourner Wendy et Lucy ailleurs qu’à Portland. J’ai fait des repérages partout, dans au moins vingt états. En plein mois de février, je me suis retrouvée assise sur un parking de supermarché à Butte, dans le Montana. Je me suis dit : « Qu’est-ce que je fous ici ? Pourquoi déplacer l’équipe de Portland à Butte pour tourner dans un parking qui ressemble à celui de Portland décrit par Jon ? » Jon est donc parvenu à ses fins. Nous avons tourné sur le parking de Walgreens, juste en bas de chez lui.

 

C’est à cet endroit précis qu’il pensait en écrivant ?

Oui. Il a toujours gain de cause pour les lieux de tournage. Par exemple, nous préparons en ce moment un western [La dernière piste] dont l’action se déroule à côté de Fields – il n’y a rien là-bas. A priori, ce n’est vraiment pas pratique de tourner dans ce genre d’endroit, mais je suis certaine que c’est là que nous finirons par aller. Ce n’est pas un problème : faire des repérages, rouler à travers tout le pays, cela m’aide à me faire une idée du film. Même si je reviens toujours à Portland, le processus est salutaire.

 

Il y a très peu d’argent ici. On peut faire des choses qui sont impossibles ailleurs. Il y a trente ans, il y avait des coopératives de cinéma. Tout le monde avait en tête un cinéma narratif, même si en réalité les gens faisaient des films industriels. Quoi qu’il en soit, il restait cette structure, dont on a besoin pour faire un film. C’est un endroit formidable, les gens sont heureux d’arriver ici.

Si on réussit à contourner la pluie, c’est extraordinaire. Et puis, il n’y a pas ce machisme exacerbé chez les hommes de l’équipe comme c’est le cas à New York.

 

J’ai été impressionné par le roman de Jon Raymond The Half-Life. Je l’ai rencontré lors d’un congrès littéraire auquel je participais avec Todd Haynes. Je savais qu’il avait été l’assistant de Todd sur Loin du paradis et j’ai acheté The Half-Life chez Powell’s. Je me suis dit : « Oh mon Dieu, ça c’est un roman ! »

Je rêve de l’adapter un jour au cinéma, mais c’est le genre d’ouvrage qui impose de faire les choses en grand.

 

 

  les Chansons populaires  

 

 

The Half-Life, Old Joy et Wendy et Lucy ont en commun un élément qui me fascine lorsque j’écris une histoire : le déclin. Celui des habitants des marais et des parents des deux filles dans The Half-Life, celui de l’hôpital où ils vont lorsqu’ils sont sous acides, celui de l’amitié dans Old Joy. C’est dans Wendy et Lucy qu’il est le plus fort. On finit par atteindre un désespoir abyssal. J’ai vu ce film un matin, chez moi à Los Angeles, alors que je me trouvais dans une situation similaire à celle de Wendy. Quand je suis sorti, j’ai découvert que toutes les poubelles avaient été vidées, sauf la mienne. Je me suis dit : « Je devrais peut-être la laisser ici. » De toute évidence, j’avais raté le camion poubelle. Je suis allé marcher dans la rue. J’avais l’impression d’être comme Wendy. Le monde ne m’aidait pas ; il était comme indifférent. C’était sans doute parce que je venais de voir le film. Il a fait ressortir quelque chose en moi, cette façon de penser : « Les choses vont-elles vraiment se passer comme ça ? ». Quand vous prenez un ticket de parking et que vous vous retrouvez en prison à vie au moindre faux pas… Ce film est une réflexion sur notre société matérialiste, sur sa capacité ou son incapacité à prendre en charge les gens qui la composent. Si tu n’as pas quelques dollars, tu te retrouves à vivre dans les bois, car c’est là qu’est Wendy d’une certaine façon.

L’idée de Wendy et Lucy est née après l’ouragan Katrina. On entendait parler de ces gens qui essayaient de s’en sortir avec les moyens du bord. Certaines personnes disaient qu’ils vivaient dans la précarité par paresse. Avec Jon, nous nous sommes demandés s’ils pouvaient s’en sortir sans l’aide du gouvernement. Nous avons vu beaucoup de films des néoréalistes italiens, dont les thèmes faisaient écho à l’Amérique de George Bush. La société pourvoit certaines aides, mais pas d’autres. Nous avons donc imaginé l’histoire de Wendy : elle est locataire, sans assurance, réussissant à peine à joindre les deux bouts, puis elle perd sa maison dans un incendie dont elle n’est pas responsable. Dans le film, on ne sait pas d’où elle vient, mais c’est ce genre de situation que nous avions en tête.

 

Cette histoire se démarque de tes autres films. Elle donne l’impression d’une spirale infernale, jusqu’à la désolation.

Bizarrement, certains ont vu de l’espoir dans la fin. Je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle. Il n’y a pas grand espoir non plus à la fin d’Old Joy, même si là encore, certaines personnes en ont trouvé. Nous ne vivons pas des temps optimistes. Nous sommes dans un pré-espoir, celui d’avant tous les espoirs.

 

De façon générale, je ne me soucie pas vraiment d’espoir, même si certains de mes films se terminent sur une note optimiste, au point d’atteindre un certain ridicule. Quand l’époque est prospère, on fait un certain type de films, quand les temps sont durs, un autre type de films. On réagit au contexte, sans plan particulier.

Quand l’époque était « prospère », je n’arrivais pas à faire un film qui m’aurait sauvé la vie. Douze ans se sont écoulés entre mon premier long métrage, River of Grass, et Old Joy. Entre temps, j’ai fait des courts-métrages, comme Ode, mais même celui-ci a une fin déprimante.

 

Ce qui m’intéresse, c’est la dépression. Il me semble que c’est un point de vue valable lorsqu’on raconte des histoires.

Cet été, j’ai regardé les films naturalistes Kitchen Sink des années 1960. Les héros appartiennent aux classes pauvres. Ils se sentent bloqués. Ils sont aigris parce qu’ils ont très peu de choix. On retrouve un peu cela dans tes films.

 

Le manque de choix ?

Tes personnages savent que d’autres vivent différemment mais qu’ils n’atteindront jamais cette vie là – quelles que soient les contraintes, pas forcément sociales.

 

Wendy et Lucy a fait naître en moi une sensation nouvelle, que je rattache à certaines situations du néoréalisme italien, puisque que tu en parles.

Il y a dans ces films l’idée que certaines personnes sont inutiles à la société. Ce sont des parasites car ils sont trop vieux ou trop pauvres – comme des chiens errants.

 

Wendy et Lucy rend cette idée palpable. Je suis resté dans le film même une fois qu’il était terminé. L’histoire était en moi. C’est une grande réussite car il est très difficile et délicat de plonger une personne dans un état d’esprit dont elle n’arrive plus à sortir.

C’était mon état d’esprit lorsque je tournais le film. J’ai eu l’impression d’avoir la tête dans un étau pendant un an. C’était très lié au lieu de tournage : le bruit incessant du trafic, les tentatives de fuir la nature par tous les moyens, la sensation d’être emprisonné. Je vis à New York, mais la ville donne une impression très différente de celle qui émane des zones périurbaines, qui sont un entre-deux sans âme. Les contraintes financières auxquelles nous avons été confrontés pendant le tournage reflétaient également la situation de Wendy. Ce n’était pas une expérience particulièrement exaltante.

 

C’est certainement la seule façon de réussir.

Pendant le tournage de Wendy et Lucy, j’avais en tête un film de Fassbinder dont j’ai oublié le titre. Je crois qu’il l’a tourné pour la télévision. C’est l’histoire d’un type qui fait semblant d’aller travailler tous les jours alors qu’il a perdu son travail. Il ne l’a pas dit à sa femme. On le voit acheter des choses pour impressionner sa femme au lieu d’aller travailler. Il est de plus en plus endetté : on sait que son mariage va finir par s’effondrer. Tout au long du film, on endosse sa dette comme si c’était la nôtre [NDT : le film en question est certainement Je veux seulement que vous m’aimiez, diffusé à la télévision allemande en 1976]. J’essayais d’atteindre quelque chose comme ça avec Wendy.

 

On se rend bien compte de ses limites et de la façon dont elles jouent contre elle de manière catastrophique. Je me suis senti proche d’elle.

Qu’as-tu fait pour la poubelle au fait ?

 

 

  les Chansons populaires  

 

 

Je l’ai rentrée.

Tu ne l’as pas vidée devant chez tes voisins ?

 

Non, cela n’aurait servi à rien. La situation de Wendy et cette histoire de poubelles me font penser à Kafka. Dans mon cas, c’était aussi très visuel, car leurs poubelles avaient été vidées. On aurait dit que j’avais sorti ma poubelle après le passage des éboueurs. Pourtant, je l’avais fait la veille. D’une manière ou d’une autre, j’étais en retard. Ou le type m’avait oublié, ce qui est possible. La seule chose que je pouvais faire, c’était me dire contre toute logique que j’allais la laisser là un jour de plus. Mais c’était stupide.

C’est drôle : quand ce genre de choses arrive, parce qu’on est dans tel ou tel état d’esprit, on le prend personnellement.
 
 

Oui, on se sent coincé. Ça arrive tout le temps. C’est ce qui se passe pour Wendy – elle est mise à l’écart. Puis encore une fois, puis une autre, et une autre encore. A la quatrième, on commence à s’inquiéter. Certaines personnes ont l’habitude. C’est leur vie.

Pendant les repérages pour Wendy et Lucy à Tucson, je roulais sur le Highway Ten au milieu de nulle part. Le camion juste devant moi s’est retrouvé dans le fossé parce que son pneu avait crevé. Je me suis rangée. La conductrice était une mexicaine d’une quarantaine d’années, à peu près mon âge. Elle n’avait pas de chaussures, que des chaussettes. Je lui ai demandé si elle avait le numéro d’un dépanneur ou une roue de secours. Non. Vous avez un portable ? Oui, mais on vient de me le couper. « Avant d’acheter ce Pepsi, j’avais 20$ ». Elle en était là. Je l’ai conduite jusqu’à la sortie suivante qui était à environ une demie heure. Nous avons emprunté un cric à un routier puis fait demi tour. J’avais déjà perdu une heure. Je me suis demandé jusqu’où tout cela allait me mener. Elle ne paniquait pas du tout. Elle était en route pour aller voir son mari et elle avait l’habitude de ce genre de merde qui lui faisait perdre du temps. Elle était agenouillée au bord de la route, en train d’enlever le pneu, quand un flic est passé. Il n’a pas fait le moindre effort pour l’aider, mais il m’a conseillé d’être prudente. Ce qu’elle faisait était bien plus dangereux mais il restait à la regarder et c’est à moi qu’il disait de ne pas rester là. Elle prenait les choses si naturellement. J’étais impressionnée.

 

Le flic voulait te mettre en sécurité parce qu’il avait vu que tu n’étais pas de ceux à qui il a l’habitude de s’adresser avec mépris.

Oui, je pense. Je conduis une Subaru. Je suis blanche. Il m’a tout bonnement conseillé de passer mon chemin. Il ne l’a pas aidée du tout, alors qu’il faisait au moins 40 degrés. La société ne donnera rien à cette femme, alors que si elle avait été blanche, issue des classes moyennes, les gens l’auraient aidée – sinon les flics, du moins les types de la station service. Il faut dire ce qui est, Michelle Williams trouverait quelqu’un pour l’aider. Je me demande jusqu’à quel point je l’aiderais moi-même. C’est la question que se posent le mécanicien et l’agent de sécurité dans Wendy et Lucy : combien une personne est-elle prête à donner à une autre ? Dans quelle mesure sommes-nous responsables les uns des autres ?

 

C’est la chaîne alimentaire.

Oui. Après avoir vu Wendy et Lucy, l’amie de Jon, Betsy, a dit qu’au fond, tout se résume à l’opposition entre flics et hippies (rires). Elle a raison.

 

 

  les Chansons populaires  

 

 

Qu’as-tu fait entre River of Grass et Old Joy ?

J’ai développé un projet de film qui ne s’est jamais fait. Mes projets ont souvent été avortés. Je me suis retrouvée à donner des cours, ce qui me plaît beaucoup. L’enseignement m’apporte une structure, me permet de gagner de l’argent, de continuer à réfléchir au cinéma. C’est formidable. Faire des films peut rendre complaisant, alors que l’enseignement oblige à sortir de soi. Je suis aussi revenue au Super 8, ce qui était assez agréable et énergisant. C’était libérateur de travailler sur un petit projet. Personne n’attendait rien de moi, personne n’avait investi d’argent.

 

Oui, moins c’est cher, moins on se sent coupable envers ceux qui ont donné de l’argent. Je ressens la même chose. Quand je fais des films à moindre coût, je n’ai pas à m’inquiéter de ce qu’on projette sur moi. Puisque le projet est déjà une bonne affaire, je peux me sentir libre en tant qu’artiste.

Et puis c’est formidable de faire un film sans que tout le monde soit au courant. C’est une bonne chose que peu de gens interfèrent, que personne ne nous impose de faux délais. On peut gérer le montage chez soi, prendre son temps, car cela ne coûte rien. C’est après qu’on a besoin de plus d’argent. Todd [Haynes] pense que c’est un mauvais raisonnement, qu’il n’est pas forcément plus facile de faire des petits films. Il dit qu’au contraire, cela rend les choses plus difficiles, que je pourrais travailler avec des gens plus expérimentés, que mon producteur, Neil Kopp – le tien sur Paranoïd Park – et moi ne serions pas obligés de tout faire nous-mêmes. Dans la version de Todd, je n’aurais pas à apporter des bobines – plus lourdes que moi – jusqu’en Californie pour économiser un livreur. Le débat est en cours…

 
 
 
  Kelly reichardt  
 
 
 
 

Les quatre films que j’ai tournés avant Milk ont coûté peu d’argent par rapport à ce que j’aurais pu obtenir. Du coup, le studio a investi immédiatement, je n’ai même pas eu besoin de leur donner un scénario. Avec des films à petits budgets, on peut commencer à travailler tout de suite. Ce que dit Todd est également vrai, parce que pour mes films à petits budgets – comme Mala Noche – j’ai travaillé avec les mêmes personnes. Qu’on me les impose ou qu’ils soient mes amis, je leur donne les mêmes rôles. L’un m’aide à trouver des financements, l’autre donne de l’argent : ce sont mes meilleurs amis, mes producteurs, même quand ils n’ont rien à voir avec le film à la base. Mes amis finissent par parler comme des producteurs. En découvrant le premier montage, ils disent : « Eh bien, je suppose que c’est un film. », des choses très peu encourageantes, insultantes, des critiques, des médisances, qui pourraient tout à fait sortir de la bouche de producteurs grossiers et méchants.

Je vois ce que tu veux dire. C’est une bonne chose aussi de payer les gens.

 

Tu ressens donc le besoin d’avoir plus ?

Peut-être. Pas beaucoup plus. Je redoute cette configuration horrible, quand ce sont les financiers qui choisissent les acteurs. Lorsqu’on travaille sur des petits films, les gens qui s’investissent le font pour les bonnes raisons. C’était une chance de faire jouer Michelle Williams dans un film de cette taille. Quand elle avait fini de tourner une scène, elle s’occupait de transporter le matériel où il fallait. Daniel London et Will Oldham faisaient la même chose sur Old Joy. Il y avait très peu de différence entre les acteurs et l’équipe technique. Ce genre de situation peut créer une intimité agréable. En même temps, je ne peux pas vraiment bouger la caméra.

 

Avant, je disais à l’équipe de ne pas construire de rail de travelling. Je pensais que cela demandait trop de travail, mais je me suis rendu compte qu’ils avaient envie de faire bouger la caméra.

Fabriquer puis poser des rails prend du temps et de l’argent.

 

Le temps, c’est de l’argent.

Oui, toujours. En même temps, une équipe moins expérimentée peut mettre trois heures à installer un seul projecteur.

 

C’est ce que veut dire Todd. Mais pour avoir fait un film à 20 000$ et un autre à 40 millions…

Combien a coûté Mala Noche ?

 

20 000$

Comment un tel film a t-il pu coûter si peu d’argent ?

 

C’est pourtant vrai. Je l’ai tourné comme tu as tourné Old Joy et Wendy et Lucy. J’avais seulement trois acteurs, quelqu’un pour le son et un directeur de la photo. Ils ont tous été payés 700$. J’ai acheté une caméra et un magnétophone. Même de cette façon, on se retrouve avec plein de problèmes.

Des problèmes différents, c’est tout.

 

 

  mala Noche  

 

 

Mon acteur faisait lui-même le trajet tous les jours depuis Beaverton parce qu’on ne pouvait pas tout arrêter pour venir le chercher. Un jour, il a pris de l’acide avec sa copine et n’est pas venu. C’est impossible de ne pas venir. Les autres acteurs étaient en colère parce que nous ne pouvions pas tourner la scène. Il avait 16 ans, il était insouciant. Je ne lui ai pas crié dessus – j’ai fait confiance à sa générosité.

J’ai beaucoup de chance car mes acteurs et mon équipe à Portland sont très dévoués – ce sont des gens sur qui on peut compter, qui ont le cœur sur la main. Faire un petit film permet également de garder une certaine liberté de mouvement : on peut tourner sans que tout le monde fasse attention à la caméra.

 

Pour Mala Noche, je demandais aux gens dans la rue s’ils étaient d’accord pour jouer pendant une dizaine de minutes. Je tournais sur la 6ème rue à Old Town, à l’endroit précis où se déroule l’histoire. Les gens qui étaient là étaient censés apparaître à l’écran. J’ai pu filmer ces passants qui faisaient la queue à l’épicerie. C’était parfait. Ce n’est plus possible aujourd’hui. La Screen Actors Guild rend les choses de plus en plus difficile. Tu as raison sur ce point. C’est une grande liberté. Par exemple, les types en face du feu dans Wendy et Lucy sont vraiment authentiques.

Ce sont de véritables punks, des fraudeurs. C’était l’une des nuits de tournage les plus difficiles. Ils réclamaient de la drogue et de l’alcool. Certains étaient vraiment jeunes. Ils étaient furieux qu’on ne les laisse pas se bourrer la gueule. Leur authenticité a apporté beaucoup. J’ai adoré les filmer à travers les flammes. Ils ont des visages étonnants, mais ce n’était pas facile pour eux.

 

C’était quitte ou double.

Oui, mais je suis de plus en plus convaincue par le jeu d’acteur. C’est formidable de pouvoir jouer sur les nuances avec une actrice comme Michelle, qui maîtrise pleinement son art. J’ai toujours pensé qu’il était plus facile de tourner avec des non-acteurs. Quand on aime ce qu’ils font au moment où ils le font, c’est extraordinaire, mais dès qu’on veut changer quoi que ce soit…

 

On ne contrôle rien.

Dans tes films, tu fais tourner des gens qui n’ont pas encore l’âge de vouloir jouer. Cela donne quelque chose de spécial.

 

 

  paranoid park  

 

 

Tu veux parler de John Robinson dans Elephant par exemple ?

Oui, ou de Gabe Nevins dans Paranoid Park.

 

C’est une question de distribution. C’est possible quand les acteurs ont moins de vingt ans, mais ça ne l’est plus quand ils en ont trente. Quand je tournais Elephant, j’avais l’impression qu’il fallait prendre des gens qui jouaient leur propre rôle. C’était ma théorie. J’ai essayé de faire la même chose pour Last Days, avec des personnes issues du milieu du rock. C’était très différent pour moi. Un autre élément à prendre en compte lorsqu’on choisit de jeunes acteurs, c’est qu’ils ont beaucoup de temps libre. Ils ne sont pas encore considérés comme des citoyens, donc ils n’ont rien le droit de faire à moins que…

Quand je vois des adolescents, je me dis que ce sont les personnes les plus complexées du monde ; mais dans tes films…

 

Il suffit de trouver ceux qui ne le sont pas.

Dans Paranoid Park, Gabe s’exprime magnifiquement avec son corps.

 

Il avait ce truc que les autres n’ont pas. C’est beaucoup plus difficile quand on travaille avec des gosses de la rue. Pour Last Days, il me fallait un vrai rocker de 25-30 ans. Il en existe sans doute, mais qui n’ont pas forcément envie de faire des films. Nous avons utilisé nos amis, parce qu’ils étaient comme les personnages de l’histoire

C’est impossible d’établir une théorie générale sur le choix des acteurs. L’homme que nous avons pris pour jouer l’agent de sécurité dans Wendy et Lucy s’appelle Walter Dalton. Dans l’un des premiers articles après Cannes, quelqu’un a écrit qu’il avait été chanteur folk. L’info a été reprise ensuite, mais je pense que les gens ont confondu avec Will Oldham, qui est également dans le film. Avant, Walter était auteur pour la télévision. Il écrivait pour des séries comme Laverne and Shirley ou Barney Miller. Il m’a plu dès la première lecture. Dans la vie, c’est un homme de gauche très agréable. Il a une telle personnalité que nous avons fini par oublier le nom du personnage. Le personnage est devenu Wally. Notre repéreur, Roger Faires, est aussi dans le film. Il a un vrai don. Tu l’as remarqué ?

 

Oui, je l’ai remarqué, mais j’ai mis du temps. Et puis je me suis dit : « Hey, mais attends, c’est Roger ! »

Lequel de tes films as-tu préféré tourner ?

 

C’est toujours exactement la même chose. On ne sait jamais ce que cela va donner.

 

 

Traduit de l'américain par Pauline Soulat.
Merci à Monica de la Torre et Charles Day de Bombsite magazine pour leur aimable autorisation à la reproduction.
This interview, Kelly Reichardt by Gus Van Sant, was commissioned by and first published in BOMB Magazine, from BOMB105/Fall 2008, pp. 76–81. © Bomb Magazine, New Art Publications, and its Contributors.  All rights reserved. The BOMBDigital Archive can be viewed at www.bombsite.com.