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Conférence de Caroline Champetier (19-10-2012)

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Première partie

(Deuxième partie)

 

 

« Je dirais que c'était la première fois, pour Godard, que la technique pouvait être féminine ».

 

 

J’ai toujours essayé d’avoir un peu de recul sur ce que je fais. Pourtant, plus je travaille, moins je peux me confronter à cet exercice. Je viens de finir le tournage de Le dernier des injustes, de Claude Lanzmann, et quitte à peine David Teboul, un jeune metteur en scène avec qui j’avais travaillé sur Cinq avenue Marceau (2002), film pour lequel j’ai beaucoup d’estime et qui porte sur la dernière collection d’Yves Saint Laurent. Je n’ai pas eu le temps nécessaire à ce recul, ce qui m’empêche de vous parler aujourd’hui avec suffisamment de préparation, comme je l’aurais souhaité, des outils que je choisis pour chaque film. Ma démarche sera donc celle de considérer ces outils à travers des extraits de films. Une démarche sans filet, qui nécessite votre regard, vos questions, et votre indulgence.

 

Je dis sans filet, car, lorsque je revois des extraits de films, je me trouve confrontée à des choses que je n’ai jamais vues, qui m’avaient échappé lorsque l’image et moi étions face à face. Les moments d’échange, comme celui-ci, que l’on ne peut pas prévoir, et à travers lesquels la vie d’un film se prolonge sont donc extrêmement importants pour moi.

En cela, je partage entièrement le sentiment de Nobuhiro Suwa, qu’il a à nouveau confié ici même, selon lequel le geste technique, l’élan du film et sa fabrication — souvent très impressionnants pour nous car ils représentent notre vie —, ont une fin, alors que le film lui-même, et sa réception, n’en ont pas.

Si, aujourd’hui, j’échange devant des extraits de films, et avec des critiques qui saisissent de façon intellectuelle et structurée une pratique que je vis au sens propre, et si j’ai par définition plus les mains dans le cambouis qu’eux, je garde malgré tout l’impression que je reste résolument spectatrice.

 

Je suis spectatrice de films, dans une salle de cinéma, bien sûr, mais également  sur un plateau. Lorsqu’après la discussion avec le metteur en scène et la conception du plan, puis l’organisation de la lumière, après tous ces intenses moments de préparation, parfois difficiles, je reprends ma place derrière la caméra, c’est comme si je me rapprochais de la place du spectateur. C’est avant tout pour cette raison que je tiens au cadre.

 

Cette place a une histoire : comme vous le savez, les metteurs en scène des années 1950 s’adressaient a un directeur de la photographie et à un cadreur. Le cadreur faisait souvent partie de l’équipe du directeur photo, mais cela n’empêchait pas une certaine triangulation. A l’arrivée de la Nouvelle Vague, ces jeunes metteurs en scène ont décidé qu’ils ne s’adresseraient plus qu’à une seule personne, le « chef opérateur », nouvelle figure de la cinématographie dont la génération de mes pères, et même un peu avant, fait partie. Personnellement, je préfère le terme de « directeur de la photographie ».

 

Si je suis fortement attachée au cadre, c’est donc aussi parce que le cadrage est lié à ce moment où le rythme des actes du plateau se modifie, où le temps devient celui des acteurs, dont je deviens spectatrice. Il y a alors une acuité extraordinaire de tous mes sens vers ce photogramme qui est aujourd’hui devenu une cible, malheureusement. En occupant cette place, on éprouve presque quelque chose de spirituel. La place du spectateur, qu’il s’agisse de la vôtre ou de la mienne à ce moment précis, est une place de grâce car nous recevons quelque chose. C’est peut-être en ce sens que Godard disait que le cinéma aurait pu devenir un culte.

 
 
 

Soigne ta droite (1987), de Jean-Luc Godard

 

                                                                        

                                                           

 

 

L’extrait est ludique et en même temps il cerne bien la fabrication du film. Il s’agit du premier film que j’ai éclairé pour Jean-Luc Godard, après beaucoup d’années aux côtés de William Lubtchansky : Soigne ta droite (1987).

Un jour de septembre, je reçois un coup de téléphone. A l’autre bout du fil une voix avec un fort accent suisse m’annonce : « Je suis Jean Luc Godard. Je cherche quelqu’un qui en sache un peu, mais pas trop ». C’était exactement l’état dans lequel je me trouvais. J’avais plusieurs années d’assistanat, je savais ce qu’était un plateau, une caméra, de la pellicule, des objectifs…

 

Nous sommes en 1985, je n’ai pas trente ans et Jean-Luc Godard m’attribue donc cette place de direction de la photographie, pour Soigne ta droite, puis pour Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma dans lequel je joue également la femme de Jean-Pierre Léaud qui, lui, joue le metteur en scène.

On ne peut pas vraiment dire qu’il y avait une équipe, sur le tournage de  Soigne ta droite. Nous étions trois, Jean-Luc Godard, François Musy l’ingénieur son, un régisseur assistant et moi-même. Seule à mon poste, donc, j’opte pour une Arri BL4, une caméra 35 mm assez simple à manipuler, avec des objectifs Zeiss légers. Je les utilise toujours car ils ont cet avantage d’être légers et compacts, contrairement à toutes les religions des directeurs photo qui ne les trouvent pas assez piqués, ni assez sophistiqués. Ceci étant, la sécheresse des cibles numériques est en train de changer la donne, et des objectifs moins piqués peuvent donner de très bons rendus.

 

Ces années voient apparaître une chose nouvelle dans la fabrication des objectifs : la grande ouverture, c’est-à-dire l’ouverture du diaphragme à 1,3 plutot qu’à 2,3 ou 2,8. Godard utilisait beaucoup ces objectifs, parce qu’il aime tourner sans trop d’apport de lumière, par exemple pour  Je vous salue Marie (1984). Je ne sais pas si vous vous souvenez de plans où le point – ce qu’on appelle le point, c’est-à-dire la zone de netteté – est à un endroit très précis et n’en varie pas. Il y a donc du flou devant et derrière. Ces objectifs à pleine ouverture modifient le rapport à la profondeur de champ et modifient  la perception du plan. La zone de netteté reste sur un seul plan, une réalité existe derrière, mais confuse. Ce qui jusque-là n’était pas du tout le cas puisque, dans les films, plusieurs plans pouvaient co-exister nettement.

 

Quelques mots sur la pellicule : je suis arrivée dans le cinéma avec la Kodak 5247, une magnifique pellicule couleur monopack qui ne faisait que 100 asa. Il existe maintenant beaucoup de pellicules différentes dont des pellicules day light, mais à cette époque, il n’y en avait qu’une et elle était équilibrée pour le tungsten. Lorsque nous tournions en jour, il fallait donc ajouter un filtre 85 pour la ramener à la bonne température de couleur et elle ne faisait plus que 80 asa.

 

Ce matériel assez réduit explique en partie que je me sois retrouvée seule comme technicienne à l’image sur le tournage de Soigne ta droite. Lorsque nous tournions avec les Rita Mitsouko, dans leur petit studio de la porte de la Villette puis à Paris, j’étais seule avec l’ingénieur du son à charger les magasins — j’en avais quatre ou cinq —, installer la caméra, mettre en place le cadre souhaité par JLG, disposer les trois ou quatre projecteurs nécessaires au plan. Chaque geste prenait le temps qu’il devait prendre. Il arrivait que Godard décide qu’il était tard et aille se coucher. Il me disait avant de partir : « Tu feras deux gros plans de Catherine, quelques plans larges de Fred et elle… ». Les horaires des Rita Mitsouko n’étaient pas exactement les mêmes que les siens… Nous devions donc rester une partie de la nuit avec eux pour avoir ces plans.

 

 

C’est donc très tôt, alors que je ne suis pas encore aguerrie comme directrice de la photographie, que je comprends ce qu’est le découpage pour un metteur en scène.
Le fait de me laisser seule à tourner n’empêche pas que je sois dirigée et que j’en aie conscience. (Par la suite, pour Les Enfants jouent à la Russie (1993), je me suis même rendue seule à Moscou pour faire des plans, dont celui, mémorable, de cette jeune femme qui traverse la gare de Moscou en robe d’Anna Karénine, avec la certitude que le metteur en scène était quand même là.) La solitude que j’éprouvais, malgré la présence de François Musy et des Rita Mitsouko, était surtout intimidante lorsque je devais prendre des décisions. Mais cela n’a jamais été équivalent pour moi à l’absence du metteur en scène.

 

Un metteur en scène, en effet, ce n’est pas quelqu’un qui décide ex abrupto d’être metteur en scène, c’est aussi quelqu’un à qui une équipe, un producteur accordent cette place. Ce serait un peu comme un analyste. En ce sens je me suis presque toujours sentie dirigée.

 
 

Emmanuel Burdeau : Comme pourrait l’être un acteur ?
J’ai souvent pensé, avec Benoît Jacquot, que les techniciens étaient dirigés comme des acteurs. Les grands metteurs en scène, comme Suwa et d’autres, ne dirigent pas simplement ce qui se trouve devant la caméra, mais tout ce qu’il y a derrière : le plateau, son rythme, la présence technique, matérielle et humaine. C’est pour cette raison que le choix des outils est important, parce que les outils déterminent des gestes de mise en scène, donc la mise en scène elle-même.

 

Je crois que, même si certains réalisateurs peuvent être inconscients de la technique, il leur arrive d’avoir des fulgurances contre lesquelles on ne doit pas aller. Par exemple, Claude Lanzmann n’a tourné que des films en 16 mm ou en Super 16, de très longs documentaires qui nécessitaient énormément de pellicule. Il a souhaité tourner Le Dernier des Injustes en 35 mm, ce qui peut sembler ahurissant au temps du numérique.

 

Eh bien je sais aujourd’hui que filmer Theresienstadt en 35, c’était lui donner une puissance d’évocation qui était nécéssaire au film. A un moment donné, on ne résiste pas, même à quelque chose qui semble difficile à justifier techniquement ou logistiquement, car ce choix induit par le metteur en scène va finir par dominer le film. Pour le film de Lanzmann, si la décision de tourner en 35mm pouvait paraître lourde, on s’en est très bien sorti avec la Pénélope d’Aaton. Même chose pour Holy Motors de Léos Carax, qui n’a pas voulu de supports différents alors que le film les aurait sans doute intégrés…

 
 

E.B. : Godard a la réputation d’être un des cinéastes qui connaît le mieux la technique. Est-ce que les choix de pellicule évoqués tout à l’heure ont été décidés ensemble ?
Tout a été décidé ensemble. Sur un plateau, JLG est une des seules personnes que je connaisse qui veuille parfois manipuler le pied, la bulle, la caméra comme si le plan en dépendait. Il incline, place, déplace pour aboutir à un « cadre de Jean-Luc Godard » et qui n’est le cadre de personne d’autre. Un soir, en voiture, en rentrant d’une séance de visionnage des rushes, je me rappelle lui avoir d’ailleurs demandé : « Mais comment se fait-il que lorsque tu cadres, c’est si évidemment un cadre de Jean-Luc Godard ? » Il m’a répondu : « La différence entre les autres et moi, c’est que moi je cadre et les autres encadrent. » Je vous l’accorde, c’est une formule de Jean Luc Godard, mais pas tant que ça. La preuve en est que, par exemple, c’est un film en 1 :1,33.

 
 

E.B. : Le cadre est quasiment carré.
Quasiment carré, oui, mais la diffusion des films se faisait en 1 :1,66, car beaucoup de salles étaient équipées avec des écrans en 1 :1,66, des écrans plus allongés. Néanmoins, JLG et moi cadrions toujours pour les deux formats, 1 :1,33 et 1 :1,66.

A certains moments, je voyais parfaitement ce que Jean-Luc laissait dans le surplus de cadre, au dessus et en dessous, qui faisait partie du 1 :1,33. Si je modifiais certaines choses, il s’en apercevait instantanément. C’était comme une réserve de cadre magique  qui n’existait que pour nous, puisque le film serait projeté en 1 :1,66… L’idée selon laquelle, pour lui, le cadre n’est pas le tour, n’est pas l’entourage, n’est pas l’encadrement mais la force, la pulsion du plan – et très souvent une pulsion lumineuse – est donc absolument juste.

Très souvent on s’arrête aux formules en se disant : « Encore une formule de Godard ». Il y a en réalité pas mal de choses derrière. Je trouve en tout cas cette phrase exacte et je la comprends de l’intérieur : « Moi je cadre, les autres encadrent »… Vous savez, c’est comme les gens dont on dit qu’ils ont un rapport direct au public. Godard, lui, a un rapport direct à ce qu’il regarde. Ce rapport direct fait que le cœur du plan, son centre, son énergie, vous saisit tout de suite. Peu importe ce qui se passe autour, ça n’en change pas le sens.

 

Les couleurs chez Godard participent aussi de cette trajectoire directe, notamment les couleurs primaires. On le voit bien dans cet extrait, par exemple, avec ce garage et avec cette Ferrari jaune qu’il n’a pas choisie par hasard et autour de laquelle le rouge se découpe. Il a besoin de ça, de l’énergie chromatique. Il en a besoin comme un peintre, ça le nourrit.

 

Godard, qui est très myope, joue très souvent avec ses problèmes de vue. Par exemple, il enlève ses lunettes et les remet, comme s’il y avait deux façons de voir le monde : une façon de le voir à travers la myopie, c’est-à-dire flou, et une façon de le voir corrigé. Quand on est myope, on voit les volumes, pas les lignes : on voit la lumière avant les formes. C’est aussi ce qui rend possible cette trajectoire directe. Finalement, comme je le disais tout à l’heure de la place du spectateur, Godard a un rapport spirituel à la lumière. Et moi qui suis également myope, je crois que cette contrainte est une des raisons pour lesquelles nous sommes arrivés à nous entendre. Mais nous n’en avons jamais parlé : ici, c’est moi qui théorise un peu…

 

E. B. : Vous avez cité une des formules de Godard : « Moi je cadre, les autres encadrent ». Ne s’adressait-il à vous que par formules, ou un rapport personnel s’est-il noué ? C’est une question embarrassante, mais je ne dois pas être le seul à me la poser.
Il est vrai que nous nous parlions assez peu sur les tournages. Mais cela ne nous a bien évidemment pas empêché de créer des rapports personnels.

Je l’ai rencontré pour la première fois sur le tournage de Détective, à l’hôtel Saint-Lazare. J’avais été envoyée par Alain Bergala des Cahiers du cinéma pour faire des photos de plateau, pendant une quinzaine de jours. Bruno Nuytten était directeur de la photographie du film et j’ai pu voir de quelle façon exécrable Godard le traitait.

Etrangement, ça ne me rendait pas solidaire de Nuytten. En effet, à travers ce comportement, j’apprenais beaucoup, et tout ce que Godard disait me paraissait incroyablement juste. Mais sa façon de le dire était injuste et cela faisait partie du spectacle. Je touchais du doigt une des données du personnage, son extraordinaire aptitude au paradoxe.

 

A travers les nombreuses photos que j’avais prises durant le tournage, je me suis rendue compte que Godard avait un rapport tactile aux choses qui l’entouraient. Il touchait tout. Un rideau, un acteur, un objet, la caméra. Cela me paraissait si flagrant, qu’une série de photos autour de ce thème est parue dans les Cahiers du Cinéma, qu’on aurait pu intituler : « Godard joue des mains ». Je les lui ai apportées en le lui faisant remarquer : « Je ne suis pas sûre que vous êtes l’intellectuel que tout le monde décrit. Je vous trouve très manuel ». Ça a dû l’amuser.

 

Il m’a fait venir en Suisse et Anne-Marie Miéville m’a plus ou moins adoubée. Peut être arriverai-je un jour à écrire sur cette période, malgré le fait que mes notes aient disparu dans un incendie. Je peux néanmoins essayer de parler de nos rapports à travers la place de la caméra qui, je crois, est différente sur un plateau de JLG.
Il y a une certaine tendance sur les plateaux à ériger la caméra en puissance, en puissance phallique pourrait-on dire. C’était en tout cas très net quand j’ai commencé.
J’accepte que la caméra soit un organe, mais pour moi ce serait plus un organe  de réception : recevoir et ressentir. Godard et Suwa travaillent et interrogent la place de la caméra différement des  autres.

 

Il y a quelque chose d’hors-norme à faire de la mise en scène, d’a-normal. Je pense qu’on ne peut se sentir légitime que lorsque ce sont les autres qui vous placent dans cette situation. Suwa parvient à le faire, seulement jusqu’à un certain point. Seulement jusqu’à ce que Machida Ko, qui joue l’écrivain dans H/Story (2001), ne comprenant pas où Suwa veut aller, décide de se mettre en travers. Ou bien jusqu’à ce qu’Hippolyte Girardot, dans  Yuki & Nina (2009), ne soit pas tout à fait à l’aise avec l’idée que le véritable metteur en scène, c’est Suwa.

 

C’est donc dans cette situation de mise en scène totale, qui touche aussi la place de la caméra donc la mienne, que je me suis retrouvée sur Soigne ta droite. C’était la première fois que Godard pouvait identifier la technique à une jeune femme. Certaines insolences, proches de la gaminerie, côtoyaient en même temps pas mal d’instinct et une certaine souplesse, qu’un technicien homme n’aurait pas eu. Surtout, il n’y avait pas de rapport de force.
Je dirais que c’était peut-être la première fois, pour Godard, que la technique pouvait être féminine.

 

Générique messieurs générique générique femme

                                                                                                                Générique de Soigne ta droite.

 

 

 

Une spectatrice : Cela me choque que vous puissiez différencier la place de la femme de celle de l’homme. Pourriez-vous développer ?
Je suis peut-être choquante, en effet. Un homme n’est pas une femme et une femme n’est pas un homme.

 

Il y a quand même une certaine égalité.
Une égalité ?

 

Entre homme et femme.
Moi je ne l’ai pas vécu comme ça. A l’époque où j’ai éprouvé le désir de faire de l’image, il n’y avait pas d’homme à ce poste. Je veux dire : il n’y avait pas de femme. Quel lapsus !

 

E. B. : Il y en a eu depuis.
Certes, mais cela est du à une succession de hasards et à quelque chose qui dépasse le cinéma et qui a trait au mouvement de la société.

En entrant à l’Idhec, je me suis dit que si je voulais faire du cinéma, il fallait d’abord que j’en comprenne le fonctionnement, et que je sache précisément de quel outil j’avais besoin pour cela. Il se trouve qu’à cette époque, cet outil, pour moi, ne pouvait être que la caméra. En effet, il n’y avait alors pas de place à la technique pour les femmes. Tout était à conquérir et le mouvement des femmes était dans cette conquête. Aujourd’hui je ne penserais plus la même chose. L’outil du cinéma peut tout aussi bien être l’argent, les acteurs, le scénario. C’est ce qui fait aussi d’ailleurs que chaque metteur en scène a son terrain d’excellence : chacun s’identifie à un outil différent.

 

Travailler seule à la technique, sans équipe masculine, comme pour Soigne ta droite, m’a extraordinairement affermi, et appris à maîtriser les outils le plus précisement possible. Mais lorsque j’ai eu à diriger des équipes de cinq, dix, quinze, voire vingt hommes, à qui il fallait que je demande de régler des projecteurs, placer un travelling dans le système d’urgence qu’exige une journée de tournage où le temps est compté, je peux vous dire que la différence entre un homme et une femme s’est fait sentir. Il s’agit d’expériences propres à chaque époque. Une jeune directrice photo aujourd’hui ne vit pas les mêmes choses de la même façon.

 

Pourtant, encore maintenant, je ne crois pas qu’une technicienne à l’image accède à des budgets équivalents à ceux des techniciens hommes, ni ne maitrise autant d’outils et de temps qu’eux. Cela m’aurait d’ailleurs plu, et cela me plairait encore, d’être à la tête de très gros chantiers de 15 ou 20 millions, mais non, il n’y a toujours pas d’égalité. En revanche je crois qu’il est plus aisé pour une femme de faire de la mise en scène que de l’image, ou de la technique, simplement parce qu’elle est alors portée par une équipe.

 

 

Un spectateur : Cette « place à prendre » n’a-t-elle pas été facilitée par le fait que vous étiez « seule comme technicienne » au moment du tournage ? Tandis que si vous aviez été tout de suite avec quinze personnes, cela eût été plus difficile.
Ce que vous dites est entièrement juste. Je me souviens d’ailleurs d’une photo au bar de l’hôtel Concorde Saint Lazare ou se tournait  Détective : JLG est seul à une table et toute l’équipe au bar… Il n’était pas fou du côté groupe qu’il y a souvent dans le cinéma. Il est trop timide, trop paradoxal, trop génial pour cela.

 

Godard m’engage pour un an et demi. A cette époque, il remonte sa petite société Peripheria et il a besoin de mettre en place tous les éléments de cette petite société : la secrétaire, l’assistant/régisseur, la personne à l’image, l’ingénieur du son… Je suis en réalité restée deux ans avec lui, pendant lesquels nous avons travaillé sur Soigne ta droite donc, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (le film parle d’ailleurs de cette petite société, Peripheria),  Puissance de la ParoleNous nous sommes tous défilés ainsi que sur le début du King Lear. Puis il commencé Histoire(s) du cinéma .

 

Au bout de deux ans, la nostalgie profonde de Godard a fini par devenir difficile à vivre. Comme je le disais tout à l’heure, lors la présentation de mon film,  Berthe Morisot (2012), Godard est un génie, et c’est fatiguant de travailler avec un génie. On aimerait vivre, se tromper, on aimerait pouvoir user des mots avec une sorte de légèreté. Or, les mots, chez Godard, tournent très vite au drame. Je n’arrive pas du tout à parler de lui avec cet humour et cette distance qu’ont ceux qui l’ont croisé une journée, ou une semaine. Et je m’en excuse. J’ai une expérience assez profonde de sa solitude, de sa mélancolie, ainsi que des choses dont les gens parlent trop rapidement : son rapport à la judaïté, sa façon de vouloir poser des questions qui dérangent tout le monde. 

 

Alors je m’échappe : je vais travailler avec Doillon puis avec Jacquot, et je travaille avec Garrel sur J’entends plus la guitare (1991). Godard et Anne-Marie sont bouleversés par le film. Il me rappelle alors pour me proposer de le retrouver sur Hélas pour moi (1993).

 

Une spectatrice : Qu’est-ce qui, chez Godard, a pu l’intéresser chez une jeune femme comme vous ?
En sortant de la projection de Berthe Morisot, je discutais avec un spectateur au sujet de Manet, interprété par l’acteur Malik Zidi. Il me disait que le génie de Manet est dans sa puissance, ce que selon lui n’incarne pas Malik Zidi.

 

C’était une discussion intéressante. Je ne pense pas qu’un grand metteur en scène soit dans la puissance. Echanger avec quelqu’un de jeune est peut être signe de puissance – quoique je n’en sois pas vraiment sûre —, mais certainement pas si cette jeune personne est féminine, parce que le féminin n’est pas dans la puissance, si ce n’est, parfois, dans la puissance maternelle.

 

Je crois que la puissance désespère quelque chose chez un metteur en scène. Je ne vais pas remonter à Jean Renoir… A un moment donné, pour que la vie prenne au cinéma, l’ordre qu’on impose ou qu’on établit ne suffit pas. Il faut du désordre dans l’ordre, du laisser aller, du laisser vivre.

 

                                                            Merde      

                            " Une place à prendre ". Sur le tournage de Merde, de Léos Carax, dont il sera question dans la deuxième partie de la conférence.

 

 

La deuxième partie est à lire ici.

 

 

Retranscrit par Mélisande Morand. Mis en forme par Charlotte Serrand. Relu, amendé, complété par Caroline Champetier.
Remerciement : Frédérik Bois
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